Tout savoir sur le toki pona

Chapitre 1 — Où l'on parle de langues construites, de langues auxiliaires et de toki pona

Publié par Dominus Carnufex le 29 mars 2015 sous licence BiPu-L .

Avez-vous déjà entendu parler des conlangs ? Il s’agit d’un mot valise servant à raccourcir l’expression anglaise constructed language. Mais qu’est-ce donc exactement, une langue construite ? Vous le savez sans doute, les langues évoluent avec le temps : les enfants ne parlent pas exactement comme leurs parents, et petit à petit, de génération en génération, le langage change du tout au tout. Il s’agit d’un processus globalement inconscient et non d’un choix réfléchi de chaque génération.

Eh bien, on appelle langue naturelle une langue qui est majoritairement issue de ce processus d’évolution inconsciente, par opposition aux langues artificielles ou construites, qui sont majoritairement issues d’un processus créatif réfléchi. Parmi ces dernières, on peut distinguer globalement trois catégories.

En premier lieu, les langues de chancellerie. J’en parle en premier, parce que leur statut de conlang n’est pas universellement admis. En effet, les langues de chancellerie sont crées comme de « justes milieux » entre un certain nombre de langues ou de dialectes linguistiquement proches, afin d’être intelligibles par l’ensemble des locuteurs natifs de ces dialectes.

Le résultat est une langue artificielle, en ce qu’elle n’est la langue vernaculaire d’aucune région, et qui sera utilisée entre locuteurs de dialectes différents pour mieux se comprendre. Ces langues de chancellerie peuvent devenir des langues naturelles quand les gens se mettent à abandonner leur langue vernaculaire au profit de celle-là.

C’est le cas de l’allemand, par exemple. Au départ, l’allemand est une sorte de « dialecte intermédiaire », ayant pour base les dialectes de la moitié Sud de l’espace germanophone, mais dont la prononciation sera altérée par les dialectes du Nord de l’Allemagne : elle gagne son statut de langue naturelle au XIXe siècle quand la majorité des locuteurs nord-allemands abandonnent leur langue vernaculaire (proche du néerlandais) et se mettent à ne plus parler qu’allemand.

On peut citer également le moyen anglais, l’ancêtre médiéval de l’anglais : principalement fondé sur les dialectes du Sud-Est, il adopte un certain nombre de traits septentrionaux quand les dialectes méridionaux sont trop ambigus. Le nynorsk est une variété de norvégien, créée au début du XXe siècle à partir des dialectes de l’Ouest pour remplacer le bokmål, que les indépendantistes jugeaient trop influencé par le danois.

Effectivement, la plupart des langues nationales européennes ont subi un fort processus de standardisation à une époque donnée. Une part d’artificiel a été introduite dans des langues naturelles, alors en quoi les langues de chancellerie sont-elles différentes ?

En fait, tout réside dans la volonté qui a guidé l’introduction d’éléments artificiels. Dans une langue de chancellerie, les changements apportés ont pour but d’élargir le cercle des locuteurs, l’objectif premier est que plus de monde puisse se comprendre en utilisant cette langue.

Une langue littéraire, au contraire, vise à éliminer une partie du spectre linguistique pour distinguer entre ce qui est « correct » et ce qui ne l’est pas : ce faisant, les auteurs d’une telle langue créent une division au sein des locuteurs, entre ceux qui sont capables de parler la langue littéraire et ceux qui ne le peuvent pas, avec généralement une forme de mépris des premiers envers les seconds.

Le français classique, créé par l’Académie au XVIIe siècle, en est un exemple parfait : il s’agissait de retirer de la langue tout ce qui faisait trop populaire, et également de supprimer les nombreux mots régionaux dont le français s’était enrichi dans les siècles précédents.

Mais laissons cela de côté, et intéressons-nous plutôt à notre deuxième catégorie, les langues artistiques. Le terme est un peu réducteur, mais il colle bien à la définition la plus englobante que l’on peut donner à ces langues : ce sont des langues que l’on crée dans un but égoïste, pour se faire plaisir.

L’objectif précis peut être d’apporter une touche de réalisme à une œuvre littéraire ou cinématographique touchant aux genres de l’imaginaire : c’est notamment le cas du dothraki dans Game of Thrones, du klingon dans Star Trek ou du goa’uld dans Stargate. Ici, la langue n’a d’autre but que de créer un sentiment d’extranéité chez le lecteur ou le spectateur, pour renforcer le caractère étrange de ce qui lui est présenté.

Au contraire, la motivation peut être réellement linguistique : on cherche à pousser les limites du langage, par exemple, pour voir s’il est possible de créer une langue dénuée d’adjectifs. La plupart de ces langues restent totalement inconnues du grand public. Les seules, à ma connaissance, qui aient franchi la limite de l’anonymat, sont les créations de Tolkien, et en particulier les différentes variétés d’elfique : il s’agit à la base de créations purement linguistiques, ayant pour but de tester sur un cas choisi les principes de la linguistique historique, que Tolkien a « étoffées » par le biais de ses œuvres littéraires.

En troisième lieu, on trouve les langues auxiliaires ou auxlangs. Ces langues sont créées de toutes pièces pour servir de moyen de communication (le terme technique est « langue véhiculaire ») entre locuteurs de langues éloignées les unes des autres. On trouve souvent des motivations plus ou moins philanthropes derrière ce genre de langues : en favorisant la communication entre les peuples, on favorise la paix et le commerce, toute cette sorte de choses.

L’idée étant que, au contraire d’une lingua franca (comme l’anglais de nos jours), une langue auxiliaire n’a pas vocation à être la langue maternelle de qui que ce soit, afin d’éviter le déséquilibre — inhérent à l’apprentissage d’une langue étrangère — entre locuteurs natifs et non natifs : on instaure une forme d’égalité, et la langue n’est pas un vecteur d’impérialisme économique et culturel.

De manière plus restreinte, on trouve des auxlangs dont l’objectif n’est pas de servir de langue véhiculaire à n’importe qui mais seulement d’être une langue savante internationale, en particulier pour la rédaction d’articles scientifiques : parmi elles, les plus connues sont l’interlingua et le latino sine flexione.

Seulement, apprendre une langue est long et fastidieux. Aussi, pour motiver à l’utilisation d’une auxlang, il est de coutume de la rendre rapide à apprendre, généralement par l’utilisation d’une grammaire minimaliste et aussi régulière que possible, et d’un vocabulaire mû par des règles de construction relativement logiques. La plus connue de toutes est indubitablement l’espéranto1. Les plus informés connaîtront le volapük, le lojban, ou encore le kotava. Ce dont je vais vous parler dans ce cours, c’est le toki pona.

Le toki pona a été inventé par une certaine Sonja Lang, une traductrice canadienne qui officie en anglais, français et espéranto, et a été publié sur Internet à la mi-2001. Il faut replacer la langue dans son contexte, car il explique un certain nombre de ses caractéristiques.

Sonja Lang — ou jan Sonja, comme on l’appelle en toki pona — était dépressive. Et dans sa dépression, elle ne parvenait pas à faire le tri entre les cinq langues qu’elle parlait, ce qui contribuait à entretenir le cercle vicieux. C’est pourquoi, elle a décidé un beau jour d’inventer une langue pour se sortir de la dépression, qui aurait pour caractéristique principale d’être simple à tous points de vue.

L’idée étant que s’il n’est pas possible d’exprimer quelque chose dans cette langue, alors ce n’est pas vraiment important. Et à force de ne pas se compliquer la vie avec ce qui n’a pas d’importance, on finit par mieux vivre. Visiblement, sur elle, ça a marché.

L’important à retenir, pour comprendre certaines bizarreries du langage, c’est qu’il est spécialement conçu pour laisser de côté ce qui est inutilement compliqué, ainsi que les faux semblants : en toki pona, un « faux ami » est quelqu’un qui prétend être votre ami sans l’être réellement, et uniquement cela.

Si vous êtes attentifs, vous aurez remarqué que le toki pona a été inventé dans un but purement égoïste. Alors pourquoi l’avoir mis dans les auxlangs ? Parce que, même si ce n’était pas prévu au départ, le toki pona est devenu de facto une langue de communication internationale, et parce qu’en outre, il a toutes les caractéristiques principales d’une auxlang.

Après cette looongue introduction, mon cours va se diviser en deux parties. Dans un premier temps, je vais vous décrire dans le détail le fonctionnement du toki pona, et dans un second temps, je vais analyser ce même fonctionnement pour tenter de déterminer ses qualités et ses défauts en tant qu’auxlang. La première partie ne nécessite aucune connaissance préalable, et vous pourrez découvrir qu’apprendre une langue en quelques heures, c’est possible. Pour la seconde, quelques connaissances en linguistique peuvent être un plus appréciable.

tenpo lete li kama
Malgré tout, on peut dire pas mal de choses en toki pona… Cette image est la propriété des créateurs de tokipona.fr (le site a fermé depuis la publication de ce cours).

[1]J’ai écrit ailleurs un article sur les raisons pour lesquelles l’espéranto est une mauvaise langue auxiliaire.