Tout savoir sur le toki pona

Chapitre 2 — Le toki pona dans une coquille de noix

Publié par Dominus Carnufex le 29 mars 2015 sous licence BiPu-L .

Comment on obtient la simplicité

Comme expliqué plus tôt, un des objectifs du toki pona est d’être aussi simple que possible. Cet objectif est indéniablement atteint : on qualifie généralement le toki pona de minimaliste. Pour ce faire, jan Sonja s’est efforcée de pousser à son paroxysme le minimalisme phonologique, le minimalisme lexical et le minimalisme grammatical.

Phonologie

Phonologiquement, le toki pona compte en tout et pour tout neuf consonnes (p t k s w l j m n) et cinq voyelles (a e i o u). La prononciation recommandée de chaque phonème est le son que représente chaque lettre dans l’alphabet phonétique international : en gros, comme du français, sauf que « j » se prononce « y », « e » se prononce « é » et « u » se prononce « ou ».

Mais il ne s’agit là que de recommandations : l’inventaire est phonologique, et la réalisation phonétique est globalement laissée à l’appréciation du locuteur. En gros, du moment que vous êtes cohérent, que les mots restent bien différenciés les uns des autres, et que vous restez suffisamment proche du standard pour que les autres vous comprennent, vous faites bien ce que vous voulez. Par exemple, mi tawa tomo pi telo nasa peut aussi bien se prononcer « mi daweu dômo pi dèlo nazeu » que « mi tava tomo pi teuro nassa ». Pour les curieux, ça veut dire « Je vais au bistrot ».

Cette grande liberté de prononciation a pour conséquence que les enregistrements audio de toki pona sont fortement marqués par la langue maternelle du locuteur : ainsi, quand un locuteur anglophone parle, on a la même impression de patate chaude qu’en anglais.

Une syllabe est composée d’une consonne, suivie d’une voyelle, et éventuellement terminée par un « -n », par exemple, to, pe, ken, etc. Les seules combinaisons interdites sont ji, wu, wo et ti (éventuellement suivies de « -n »), officiellement en raison de la difficulté de prononciation de celles-ci1.

Pour la même raison, une syllabe en « -n » ne peut être suivie d’un « n- » ou d’un « m- ». Chaque mot est composé de une à trois syllabes, la première pouvant être dépourvue de consonne initiale. Par exemple, tomo, e, kepeken, anu et seme sont de vrais mots ; kita, owenpe, alili et i n’existent pas mais pourraient ; en revanche, ewekpe, manuti, koala et ukulele ne sont pas valides.

Lexique

La grande fierté du toki pona, c’est de n’avoir que 120 mots et pas un de plus. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il existe en effet cent vingt mots de base qui constituent l’ensemble du vocabulaire ordinaire de la langue, mais aucun d’entre eux ne permet d’exprimer un nom propre.

C’est pourquoi le toki pona utilise un système « d’adjectifs propres » pour suppléer à cette nécessaire limitation : un nom commun appartenant à la liste des 120 se voit apposer un adjectif qui porte le sens d’identification. Par exemple, toki signifie généralement « langage » ; on traduira « anglais » par toki Inli, « italien » par toki Italija, « espagnol » par toki Epanja, etc.

L’idée générale est de plier le nom propre à la phonétique du toki pona, mais cela donne souvent des résultats peu intuitifs : « France » se dit Kanse, « Allemagne » se dit Tosi et « Hongrie » se dit Mosijo. Par la même occasion, vous remarquerez une particularité du toki pona lorsqu’il est écrit en alphabet latin2 : tous les mots commencent par une minuscule, même en début de phrase, à l’exception justement des adjectifs propres, que l’on distingue à l’aide de la majuscule.

Alors comment obtient-on si peu de mots différents ? Tout d’abord, en faisant sauter toute distinction dans la nature des mots. Un même mot, selon le contexte, pourra ainsi être un substantif, un adjectif, un verbe, un adverbe, voire une préposition. Par exemple, tawa a pour sens de base « bouger », mais également « mouvement », « mobile », « en bougeant » et même « vers, en direction de ».

Ensuite en associant à un même mot toutes les significations proches de son sens de base : tawa a également les sens de « aller », « marcher », « voyager », « se déplacer », « partir », « voyage », « transport », « pour », « au profit de », « dans le but de », « jusqu’à », etc. En particulier, il n’y a pas de différence entre les verbes statifs et les factitifs : walo signifie à la fois « être blanc » et « blanchir ».

Grammaire

Du point de vue grammatical aussi, le toki pona se dispense de tout ce qui n’est pas absolument indispensable. La conjugaison des verbes ? Pour quoi faire ? Le genre des noms et le pluriel ? Tout cela est superflu ! Il est possible d’exprimer ces notions quand même, par des moyens détournés, mais cela n’est en rien obligatoire.

La syntaxe est également très épurée et ne permet que des phrases simples… ou presque. Techniquement, la construction avec la est une subordonnée, mais nous y reviendrons. De manière générale, pour exprimer des rapports de subordination, il faut faire appel à des périphrases : là où le français dira « je pense que cette fille est belle », le toki pona dira mi pilin e ni: meli ni li pona, soit mot-à-mot « je pense ceci : cette fille est belle ».

Comment on obtient la complexité

Faut suivre un peu, le toki pona n’est pas fait pour causer philo : le but est de rester sur des pensées simples. Cela étant, il n’empêche que j’ai déjà vu une traduction d’un passage d’Anna Karénine en toki pona, ce qui montre que cette langue peut être très expressive.

ni li lon: mi toki e ni. taso ni kin li lon: tenpo pini la mi lukin e lipu toki pi Ana Kalelin lon toki pona. kepeken ni la mi mute li kama pilin e ni: toki pona li ken toki e mute. Oui, je viens de traduire la phrase précédente : c’est encore le meilleur moyen pour que vous voyiez que le toki pona n’est pas si limité.

Alors comment est-ce possible ? Si vous observez ma traduction, vous devriez entrevoir la solution : le toki pona a la possibilité de combiner des mots de manière à en préciser le sens. Ainsi, à partir des mots jan « personne » et utala « guerre », vous pouvez créer le lexème jan utala qui signifie « soldat ».

L’ordre des mots est important : c’est le mot qui vient après qui précise le mot précédent. En effet, à partir de lukin « voir, regarder » et de pona « bon, bien », on peut créer les lexèmes pona lukin « beau » (= agréable à regarder) et lukin pona « bonne vue ».

Et on peut accumuler les mots de cette manière, chaque nouveau mot venant préciser le sens de l’ensemble du lexème qui précède. Ainsi, on peut dire jan utala pona « soldat doué, soldat gentil », ou encore jan utala pona lukin « la vision du bon soldat ».

Il est possible de couper un lexème en tranches de manière à dire précisément ce que l’on veut. On utilise pour cela la particule pi : l’ensemble du lexème qui vient après précise le sens de l’ensemble du lexème qui vient avant. Il devient alors possible de dire jan utala pi pona lukin, que je ne crois pas avoir besoin de vous traduire.

Dans le principe, chacun peut choisir d’exprimer les sens complexes de la manière qu’il veut, la polysémie de chaque mot simple laissant une certaine marge de manœuvre. Cependant, dans la pratique, ce n’est pas aussi simple. En effet, la langue a déjà presque quinze ans d’utilisation derrière elle et une batterie de lexèmes sont entrés dans les mœurs. Par exemple, telo nasa « l’eau de folie » désigne l’alcool, et si vous essayez de donner un autre sens aux lexèmes, vous prenez le risque que l’on ne vous comprenne pas correctement.

Ce qu’il faut retenir, c’est que le vocabulaire du toki pona compte en vérité largement plus que 120 mots au sens de lexèmes : pour parler couramment, il vous faudra maîtriser également toutes les associations usuelles3.

La grammaire en trois mots

Évidemment, cela va demander un peu plus que cela de faire le tour de la grammaire, mais pas beaucoup : il y a en tout et pour tout cinq mots en toki pona dont la fonction est strictement grammaticale — vous connaissez déjà pi — et une vingtaine d’autres dont le rôle touche principalement à la grammaire.

Commençons par le plus simple. Vous savez comment exprimer des concepts plus ou moins élaborés en juxtaposant des mots, avec ou sans pi, alors allons un peu plus loin.

En premier lieu, laissez-moi vous présenter ce que l’on pourrait appeler les pronoms personnels : mi pour la première personne, sina pour la deuxième et ona pour la troisième. On peut évidemment les utiliser seuls, comme de vrais pronoms personnels, mais également comme modificateurs d’un lexème, ce qui leur donne alors le sens d’adjectifs possessifs.

Par exemple, oko signifie « œil » et oko mi signifie « mon œil » ou « mes yeux » (vous vous souvenez ? Il n’est pas obligatoire de marquer le pluriel). Ou encore, poki pi telo nasa est la façon usuelle de dire « verre d’alcool », alors comment diriez-vous « vos verres d’alcool » ? Oui ! poki sina pi telo nasa.

En second lieu, vous pouvez coordonner entre eux plusieurs groupes nominaux à l’aide des deux conjonctions en « et » et anu « ou ». En réalité, elles servent à grouper deux lexèmes à sens nominal et non uniquement des groupes nominaux.

Ainsi, vous pouvez dire mi en sina « toi et moi », mais également poki pi telo nasa anu telo « le verre d’alcool ou le verre d’eau » : dans ce dernier cas, anu ne relie que les deux lexèmes qui dépendent de pi, et non d’un côté poki pi telo nasa et de l’autre telo.

Maintenant que cela est acquis, il est temps de passer à l’étape suivante. Faire de vraies phrases, complètes, avec un verbe et tout. Il est temps d’introduire votre meilleur ami, la particule li, qui marque la séparation entre le sujet et le verbe.

Comme toujours, c’est très simple : ona li tawa sike, ce qui se traduit mot-à-mot par « il/elle/ça ATTENTION-VERBE! bouger circulairement ». Vous pouvez faire ça avec n’importe quel verbe et n’importe quel sujet, ce qui avec la polysémie du vocabulaire de base peut donner des résultats intéressants, comme toki pona li toki… pona, « le toki pona est une belle langue ».

Il y a cependant une exception : après mi et sina (seuls ou accompagnés de modificateurs), pas besoin de li. On dit mi pona lukin, « je suis beau ». L’idée est qu’il n’y aucune ambiguïté sur l’endroit où couper entre le sujet et le verbe.

Euh… parce que ? Sérieusement, il n’y a aucune explication convaincante à cette différence de traitement. Mais je ne m’attarde pas, sinon je vais empiéter sur la deuxième partie de ce cours.

À noter que si vous voulez coordonner plusieurs verbes avec le sens de « et », comme on l’a dit, vous ne pouvez pas utiliser en. En revanche, vous pouvez les séparer par un li : ona li suli li wawa, « il est grand et fort ». Ce li reste obligatoire pour coordonner, même quand le sujet est mi ou sina : mi suli li wawa.

Votre deuxième meilleur ami sera la particule e, qui introduit pour sa part le complément d’objet direct de la phrase : mi lukin e meli, « je regarde la fille ». Bien évidemment, vous pouvez utiliser en guise de COD un groupe nominal aussi complexe que vous voulez : mi lukin e meli ni pi pona lukin en suli, « je regarde cette fille grande et belle ».

En revanche, comme avec les verbes, si vous voulez coordonner deux COD qui n’ont pas de mot en commun, vous devez répéter la particule e pour signifier « et », par exemple mi lukin e meli e mije, « je vois une fille et un garçon ». En revanche, vous pouvez utiliser anu sans problème : sina lukin e meli anu mije?, « tu regardes la fille ou le garçon ? ».

Allez, tenez bon, on approche de la fin !

Est-il possible d’apporter une précision qui s’applique à toute la phrase ? Oui, en la mettant en début de phrase, et en la terminant par la particule la. À quelques très rares exceptions près, cette tournure n’est utilisée que pour une subordonnée de temps ou d’hypothèse.

Par exemple sina moku e telo nasa la sina nasa, mot-à-mot « tu ingérer [COD] eau qui-rend-fou [la] tu être-fou » peut se traduire soit par « si tu bois de l’alcool, tu vas être ivre », soit par « quand tu bois de l’alcool, tu finis ivre ».

La dernière particule est un peu plus complexe, car on peut l’utiliser de deux manières : il s’agit de o. À la suite d’un groupe nominal et immédiatement suivi d’une virgule, il marque le vocatif, c’est-à-dire le fait de héler quelqu’un : jan Nina o, sina li pona lukin, « Nina, tu es belle ».

Au contraire, placé juste avant un verbe et en l’absence de sujet, il marque l’impératif : voyez la différence entre sina lukin « tu regardes » et o lukin « regarde ! ». Par extension, il arrive qu’on l’utilise avec un sujet en guise d’impératif de troisième personne : suno o lon, « que la lumière soit ».

Pour terminer, voici quelques mots qui ont un sens général mais qui sont surtout utilisés à des fins grammaticales.


[1]Autant cela est relativement vrai pour les trois premières, autant la dernière (ti) est plus surprenante. Dans les adjectifs propres (cf. plus bas), la syllabe ti est tokiponisée en si, ce qui me laisse à penser que jan Sonja s’est laissé influencer par le français du Québec, où /ti/ est presque systématiquement prononcé /tsi/ : au Canada, il doit être en effet assez difficile de prononcer /ti/.
[2]Le toki pona s’écrit ordinairement en alphabet latin, mais un certain nombre d’adaptations à d’autres modes d’écriture ont été faites. On en retiendra deux. Tout d’abord, comme vous le remarquerez assez vite, les phrases ont tendance à être assez longues dans cette langue, ce qui peut devenir assez vite limitant sur un site comme Twitter. On peut donc écrire chaque mot sous forme d’un kanji ayant le même sens général, ce qui permet de mettre beaucoup plus de mots dans un même nombre de caractères. Ensuite, un certain Jonathan Gabel a inventé un système complexe de représentation de la langue qui permet de faire ressembler le toki pona à des hiéroglyphes maya. Allez y jeter un œil, ça vaut le détour !
[3]Vous pourrez trouver un certain nombre de ces lexèmes dans ce lexique.
[4]À noter une structure peu intuitive pour nous Européens : pour poser une question à laquelle on ne peut répondre que par « oui » ou par « non », on répète deux fois le verbe, avec ala entre les deux. Par exemple, sina lukin ala lukin e ona?, « tu la vois ? ». Pour votre culture, cette construction est directement empruntée au chinois.